Image d'entête de l'article

Entrevue littéraire avec Romain Debluë

Bonjour Romain comment allez-vous ?

 

Fort bien, merci, et vous ?

 

Parlez-nous de votre livre "Les Solitudes profondes"

 

Il y a, je pense, deux catégories d’écrivains : ceux qui préfèrent écrire leurs livres, et ceux qui préfèrent en parler. Pour ma part, je n’aime ni les écrire, ni en parler, – dans le premier cas, parce que c’est un travail, donc une torture ; dans le second cas, parce qu’il est toujours douloureux d’évoquer ses souvenirs de bagne… Disons donc qu’il s’agissait pour moi, dans Les Solitudes profondes, de réhabiliter très humblement le roman de formation, en m’abreuvant à cette intarissable source d’inspiration qu’est l’œuvre de Bernanos, car je voulais écrire une éducation spirituelle bien plutôt qu’une « éducation sentimentale ». Mon premier roman est donc le récit de l’enfance, puis de l’adolescence, d’une âme singulière, insolite parce que lumineuse dans un monde où l’existence ne se décline plus qu’en indiscernables teintes de gris. La méthode du clair-obscur me parut la plus appropriée au travail de révélation qui est celui, ce me semble, du romancier : mon héroïne, Florine, est comme ces rayons obliques qui, dans certaines toiles du Caravage, donnent aux ténèbres alentours d’apparaître, – et d’apparaître en tant que telles. « Lux in tenebris lucet, dit l’Évangile, et tenebrae eam non conprehenderunt »… Il fallait pourtant bien qu’elle y resplendît une fois, pour qu’ils pussent ne la point recevoir.

 

Le livre qui vous a le plus marqué dans votre enfance…

 

Ne lisant plus, depuis fort longtemps, que des livres tout aussi remarquables que marquants, il m’est difficile de mettre le doigt sur celui qui devrait décrocher la palme. De la plus arbitraire des façons, je dirais qu’il pourrait bien s’être agi du Désespéré, de Léon Bloy. C’est aux premières pages de ce texte que j’ai découvert pour la première fois la puissance d’un style, – non plus seulement d’une petite personnelle « façon d’écrire », semblable à mille autres, mais bel est bien d’une métamorphose totale de la langue, cette langue qui devient alors à nulle autre pareille, et qui trahit l’écrivain « dès qu’il apparaît » (E. Hello). Comment voulez-vous lire ensuite Marguerite Duras ? Les histoires de cul décolorées de cette couleuvre éculée n’avaient plus, auprès de tels brasiers baroques, la moindre sapidité… Cet initial émerveillement fut par la suite souventefois renouvelé, mais il m’avait dès cet instant livré ce qui demeure pour moi l’essence même de la littérature ; et je me trouve, depuis lors, parfaitement incapable d’accorder ma considération à un écrivain qui laisserait surnager dans son œuvre des phrases qu’un autre pourrait avoir écrites. Tous les écrivains qui, par la suite, m’enthousiasmèrent ont avec Léon Bloy ceci de commun qu’il n’est pas une ligne de leur œuvre où l’on ne puisse les reconnaître immédiatement : Céline, Rabelais, Virgile, Tzara, Montaigne, Balzac, Claudel, Barbey d’Aurevilly, Chateaubriand, saint Bernard, Bossuet, Scève, Rimbaud…

 

L’élément déclencheur qui vous a donné envie d’écrire…

 

J’ai très rapidement découvert, avec quelque complaisance peut-être, que je n’étais bon qu’à cela. Quelques pianotages et quelques violonages exceptés, j’incompète à toute chose qui ne soit pas chose écrite. Nulle tergiversation, donc, ne me fut jamais imposée par l’existence : dès que j’ai su écrire, j’ai senti confusément que je ne savais qu’écrire ; et je n’ai, depuis, jamais cessé d’écrire.

 

L’écrivain ou l’élément qui vous inspire pour écrire des livres.

 

« Ô part ! ô réservée ! ô inspiratrice ! ô partie réservée de moi-même ! ô partie antérieure de moi-même ! / Ô idée de moi-même qui était avant moi ! », écrivait Claudel dans ses Cinq grandes odes. Ni, donc, la « nature déchue » (Mauriac), moins encore la mort, « grande inspiratrice » selon Céline, mais seulement et simplement cette « partie antérieure de moi-même » mystérieuse qui est en moi comme le poumon dans l’organisme qu’il infuse d’oxygène, l’ouvrant au monde alentour par le rythme pneumatique de sa vie. Au surplus, aucun écrivain ne m’inspire : les génies n’inspirent qu’admiration et louange, certes point l’envie d’ajouter au cortège de leurs splendeurs les faibles clignotements de nos travaux. Les génies n’inspirent ni ne motivent, ils guident ; et bien souvent à coups semelles dans le derrière. Dieu merci, la Providence me fit assez mégalomane pour ne pas désespérer de tels exemples. J’ai dit plus haut que l’œuvre de Bernanos avait été pour moi une « source d’inspiration », je me corrige à présent : ce n’est pas elle qui m’inspirait, mais c’était elle qui me montrait le chemin, m’accompagnait et m’empêchait, je l’espère, de m’égarer.

 

La valeur sûre au niveau littéraire actuellement ?

 

Je ne sais s’il y a des « valeurs sûres » en littérature : une telle formule fleure bon sa page boursière… Tout le monde connaît la phrase de Wilde : « Nowadays people know the price of everything, and the value of nothing ». L’on notera par parenthèse que le milieu littéraire attribue chaque année une désespérante quantité de prix, mais jamais plus aujourd’hui ne tente de mesurer la valeur des productions imprimées ainsi primées, surprimées, et finalement supprimées.

Cela dit, et pour en revenir à votre question, je ne connais, je le confesse, à peu près qu’un seul auteur qui ne déshonore pas sa plume un peu plus à chaque publication : il se nomme Maxence Caron et il est le seul de mes contemporains que je lise, puisqu’il me semble être le seul à écrire. Il existe sans doute et par ailleurs maint gris et maussade grimaud vivant dont les opuscules mériteraient une heure de peine, bâillements compris, mais j’avoue n’avoir nul loisir à leur consacrer car je n’ai, à ma grande honte, toujours pas terminé de lire Balzac, ni saint Augustin.

 

Le livre qui vous a ému, vous a mis une claque.

 

Je ne sache pas que les livres, même les plus puissants, même les plus sauvages, se comportent comme des goujats. De fait, nul jamais ne me gifla. Nombre par contre me bouleversèrent, et je craindrais d’être injuste en ne citant qu’un seul titre. Disons donc, fort arbitrairement, une fois encore, Mort à crédit, dont la première page me fut un indicible choc poétique. Mais tant d’autres se bousculent, aujourd’hui encore, qui n’appartiennent pas tous à l’orbite stricte de la « littérature » : Hegel, saint Thomas (qui fut un immense poète, au point que l’Église fit sienne en sa liturgie nombre de ses œuvres versifiées), m’ont appris à penser, et cela vaut tous les soufflets du monde.

 

L’écrivain que vous rêvez de rencontrer.

 

L’écrivain vivant que je rêvais rencontrer, je l’ai rencontré, et il m’honore de son amitié. Quant aux morts, il n’en est pas un que j’admire sans espérer, dans l’autre vie, lui pouvoir être présenté. Je ne crois pas possible d’être déçu par un génie, fut-il le plus odieux des hommes, car il scintillera toujours en lui l’éclat sublime de sa mystérieuse élection, qui suffirait à me rendre précieuse sa présence.

 

Frank Thilliez, Baudelaire ou Marc Lévy ou aucun des trois ?

 

Cela me fait un peu songer à cette boutade de Pierre Desproges : « parmi ces quatre prénoms, un seul n'est pas ridicule : Bernard-Henri, Rika, Pierre, Jean-Edern... ». Je répondrai donc Baudelaire, bien sûr, et pas seulement parce que c’est à lui que je dois le titre de mon roman (dans Le Guignon) : avant tout parce qu’il est le seul, dans cette liste, à n’être pas absolument ridicule.

 

Si je vous dis : « lire ressemble à regarder l’horizon. D’abord on ne voit qu’une ligne noire, puis on imagine des mondes », vous me dites ?

 

Si je sais encore un peu mon grec, l’horizon, c’est avant tout une limite : horizô, qui signifie « limiter, borner », dérive directement de hóros, la borne. Certes, l’horizon est une limite toujours à l’infini rejetée, mais elle n’en demeure pas moins limite. Au surplus, l’horizon, c’est horizontal, cela longe le néant et s’obstine à distinguer du ciel la terre, ou la mer. Ernest Hello affirmait que « pour trouver la vie, c’est toujours en haut qu’il faut regarder » (L’Homme), aussi ne suis-je pas loin de croire que toute lecture devrait être, toujours, verticale. De la bonne littérature, nous sommes toujours les élèves ; et un bon élève veut être élevé. Il n’est de véritable livre que celui qui provoque un torticolis de l’âme.

 

Le sujet que vous allez traiter dans votre prochain livre…

 

Mon prochain ouvrage à paraître est déjà rédigé : il s’agira d’une étude sur la notion de singularité chez Hegel, intitulée Hegel ou le Festin de Saturne. Le suivant est en construction, « sous les plus sûres serrures », comme dirait Muray, en attendant d’être présentable.

 

Trois vœux à réaliser ?

 

Qu’on me permette d’être un peu solennel en rappelant que le premier sens du mot « vœu », c’est une promesse faite à Dieu dans l’espoir de « lui être agréable », disent les dictionnaires, – dans l’espoir, dirais-je plutôt, de faire Sa volonté. Aussi, puisque « par des vœus importuns nous fatiguons les dieux » (La Fontaine), n’en formulerai-je qu’un : ne trahir jamais Sa Parole.

 

Romain merci pour cette interview et belle continuation littéraire !

Crédit photo : Anaïs Adji, 2016

Partager: