Image d'entête de l'article

Philippe Lafitte et la fille qui s'enfuyait

Un auteur coup de coeur pour certains, une découverte pour d'autres, Philippe Lafitte manie les mots et les thèmes avec finesse, talent et passion. Voici quelques questions pour cet auteur qui aime la vie et les gens tout simplement et qui vient de sortir un nouveau livre "celle qui s'enfuyait". 

 

 

Bonjour Philippe comment allez-vous ?

 

Comme après chaque sortie de roman : fébrile, agité, ivre et calme à la fois.

 

Nouveau roman à votre actif, « Celle qui s’enfuyait ». C’est un beau roman c’est une belle histoire je trouve. Franchement on accroche tout de suite. Qu’elle a été l’inspiration pour cet ouvrage ?

 

Merci pour la belle histoire. L’inspiration, c’est beaucoup de transpiration. Deux ans entre les premières notes et la parution de Celle qui s’enfuyait. Chez moi, ça commence souvent comme ça : au dernier quart d’écriture du roman précédent, le subconscient se met à travailler vers « l’après » (lui aussi, d’une certaine manière, cherche à s’enfuir). Il y a comme un état à la fois de sédimentation et de gestation. Plusieurs faisceaux se mettent en place, des obsessions enfouies ressurgissent, certaines s’agrègent et finissent par créer un nouveau bloc improbable qui me fait dire un matin (ou plutôt une nuit) : « Eureka ! » ou « I got it » (si vous êtes un écrivain globalisé). Ca ne veut pas dire que je tiens quelque chose de tangible. C’est juste une lueur, mais elle brille déjà dans le noir. Je fais le pari qu’elle ne s’éteindra pas.Au travers de ce magma je sens le moteur se mettre en marche. Quelque chose d’inéluctable. Ce moteur a un nom : le désir. Un peu comme dans un état amoureux, vous ne savez pas pourquoi vous devenez fou et vous êtes prêt à soulever des montagnes. Mais je m’éloigne de la question… Plusieurs fils rouges se présentent, que je commence à tresser pour former une histoire solide. Des tonnes de notes, pour commencer. Beaucoup de lectures sur le contexte historique (ici, la lutte des droits civiques pour les Afro-américains). Les premiers jets d’écriture « pure ». Je suis très attentif à la nature, au style et à la manière de ce que je veux raconter à mes sœurs et frères lecteurs. Tout se précise en allers/retours entre notes de cahier et ordinateur. C’est long. C’est besogneux. C’est ingrat. Parfois ça fait mal. Mais c’est indispensable. Pour Celle qui s’enfuyait, plusieurs pistes : l’éloge de la fuite, théorisé par Henri Laborit, sorte d’hommage à son essai du même nom, à sa proposition de fuite dans l’imaginaire face à l’aliénation des conventions sociales normatives de la cité. Ce livre, petit mais dense, est très important pour moi dans ce qu’il dit de l’homme et de son libre arbitre. Dans mon roman cette thématique se traduit, en creux, comme un éloge de l’écriture à travers le parcours de cette femme hors normes, personnage moteur du livre. Qui est aussi, ce n’est pas anodin, un auteur. Un auteur de polars. Ça, c’est pour l’aspect cérébral du projet.Mais il y a des éléments plus intuitifs. L’intérêt pour un fait divers fascinant des années 70 : l’enlèvement de Patty Hearst, fille d’un riche magnat de la presse, par un groupe révolutionnaire armé. Je n’avais pas envie de traiter le fait divers directement, d’en faire une énième exofiction : j’ai donc « filtré » les éléments les plus significatifs, j’ai gardé la subordination à un leader, les rapports de force dans un groupe clos, une atmosphère de tension et de violence larvée, aussi (j’ai beaucoup lu et vu d’archives sur cette période). Même si non prévu au début, il m’était impossible de ne pas inscrire Celle qui s’enfuyait dans cette époque passionnante : la lutte pour les droits civiques des Afro-Américains, moment crucial de l’histoire des Etats-Unis. Pour le côté plus charnel, j’y ai adjoint une passion amoureuse comme déclencheur d’une succession de relations de cause à effets, avec son contrepoint tragique et ses conséquences, à quarante ans de distance (sans trop dévoiler l’histoire).Une autre intuition s’est mise en place. Je cours beaucoup au quotidien et je croisais souvent en forêt une femme noire qui courait aussi, et ne répondait pas à mon salut de tête. Jamais. En écrivain obsessionnel, j’ai commencé à fantasmer sur sa vie, qui elle pouvait être, ce qu’elle faisait là, seule et distante, étrangère à toute communication. Association d’idées, situations plus romanesques que le quotidien trivial, défi d’en faire un tout cohérent… Peu à peu elle s’est incrustée dans mon existence. Cette femme apeurée ou revêche, qui ne m’a jamais dit « bonjour », c’est elle qui a fait pré-émerger le personnage de Phyllis Marie Mervil.J’avais de toute façon envie de travailler sur un personnage central qui soit une femme. Pour essayer de la comprendre et de la rendre crédible, il fallait que je me glisse dans sa peau, dans ses peurs, ses névroses. Ses joies et ses doutes. « Madame Bovary, c’est moi. », vous connaissez la phrase de Flaubert ? Elle est peut-être apocryphe, mais elle est juste. Elle parle à beaucoup d’auteurs, femme ou homme, d’ailleurs. Je me suis donc dédoublé pendant deux ans. Ecrivain mâle à la ville, femme afro-américaine le temps de l’écriture. La thématique du vieillissement s’est ajoutée aussi au reste, en cours de route. Quel regard porte-t-on sur soi quand on voit dans la glace les stigmates du vieillissement et qu’on approche la soixantaine ? Voilà à peu près l’écheveau de départ. Bien sûr, l’écriture appelant l’écriture, le reste de l’histoire s’est étoffée en même temps que j’avançais dans le projet. Un an d’écriture complète. Puis le travail final, fait de retravail, de dialogues, de réajustements et de micro-équilibrages avec mon éditrice, Juliette Joste. Plus le formidable regard des correctrices de la maison Grasset : il faut vraiment rendre hommage à leur acuité ! Voilà, vous savez tout (ou presque).

 

 De tous les livres que vous avez écrits, lequel est le plus réussi à vos yeux ?

 

Pas de notion de hiérarchie avec mes livres. Jamais. Chacun est un moment de ma vie, avec ses circonstances, ses rencontres et leurs conséquences. Ça finit par donner une trajectoire particulière, faite de hauts et de bas, de bords tirés sur un océan houleux mais vivant. Quelques rides de plus, à chaque fois. Et, à mesure qu’on s’éloigne de chaque livre, les souvenirs qui se mettent en place. Comme une sédimentation.

 

Je vous propose d’écrire un livre à 10 mains. Avec qui le feriez-vous ?

 

Puisque l’entreprise est hautement improbable mais drôle, je me permets de convoquer les morts, parfois bien plus excitants que les vivants : Anaïs Nin et Henry Miller, pour le plaisir de partager sensualité, puissance littéraire et ivresse avec eux. Un voyou et une femme du monde pour l’ouverture sur l’extérieur et pour la vie hors des clous (surtout pas d’entre soi littéraire !). Enfin un(e) ami(e) tiré(e) au sort parmi les proches (si on n’écrit pas, on pourra au moins rigoler).

 

Terre connue, terrain connu, ou terre inconnue ?

 

Terre inconnue, sans hésiter. J’adore, en littérature comme dans la vie, aller explorer ce que je ne connais pas ; découvrir des auteurs, des gens, des pays. Ecrire un roman, c’est vraiment la métaphore du voyage. Mais je reconnais que le retour au port, donc en terrain connu, est toujours un très bon moment à vivre. C’est le temps où on refait le voyage, avec la distance et l’expérience du déjà vécu. Tout roman est aussi une écriture sur le temps.

 

Beauté ou avoir ?

 

S’il s’agit d’opposer richesse esthétique à richesse matérielle, je choisis sans hésitation richesse esthétique. Beaucoup plus riche que l’autre.

 

Rêve ou réalité ?

 

L’un ne va pas sans l’autre. J’ai besoin des deux comme de mes deux jambes pour avancer.

 

Le plus beau livre que vous ayez lu dans votre vie.

 

C’est LA question impossible. Celui que je n’ai pas encore lu mais qui me marquera à vie. Quitte à la changer complètement.

 

Et là je vous propose de faire une biographie. Ce serait la vôtre ou celle de quelqu’un d’autre ?

 

Celle de quelqu’un d’autre, sans hésiter une seconde. Même si c’est un peu de moi que j’irai forcément écrire et injecter chez l’autre. Histoire de se mélanger un peu. Et puis écrire est toujours, plus ou moins, un acte autobiographique.

 

En tant qu’écrivain comment vous voyez le monde d’aujourd’hui ? On sait qu’il est pas tout rose mais comment vous vous le percevez ?

 

Le monde n’a jamais été rose, ni complètement noir. Déjà du temps de Socrate, on déplorait l’évolution du monde, les mœurs « décadentes » de la jeunesse vis à vis de ses aînés. La déploration a toujours existé, c’est une question de point de vue. Et c’est souvent une paresse intellectuelle. Ce que j’apprends au moins de l’écriture, de la lecture des textes et des auteurs, c’est d’apprécier les nuances, de percevoir toute la gamme de couleurs et de gris qui peuvent teinter une existence. L’ambivalence des sentiments, des gens et des situations. Etre manichéen en littérature n’a aucun intérêt.

 

 Paris New York ou la Suisse ?

Comme j’ai des goûts de luxe et celui du voyage, je dirais : Paris-New York-Genève, le plus souvent possible (avec un petit loft à Brooklyn pour le jetlag et un Riva Ariston pour sillonner le lac Léman).

 

Si votre vie était un titre de livre, ça serait lequel ?

La Vie devant soi. Parce que j’aime Romain Gary et que ça rejoint un peu le sujet de Celle qui s’enfuyait.

 

Une vie sans livres c’est comme …

 

…Une vie sans bras, sans ivresse, sans sexe… sans imagination !

 

Est-ce que vous rêvez d’un prix Goncourt ou pas forcément ?

 

Mes rêves sont beaucoup plus tortueux… mais ça ferait un excellent acompte pour le loft de Brooklyn évoqué plus haut.

 

Le livre que vous pourriez lire encore une fois.

 

Ça, c’est une sacrée colle. Il y en a déjà trop que je voudrais relire et je manque de temps. Un fantasme absolu : lire tant de fois un livre, au point de le connaître par cœur.

 

Votre livre de chevet ressemble à …

 

… une brique parmi d’autres briques, qui forment une forteresse de livres. Bienveillante et indestructible.

 

Fiction ou réalité ?

 

La réalité m’oblige à recourir à la fiction, laquelle n’a de force et d’intérêt que si elle s’appuie sur la réalité.

 

Le premier mot qui vous vient à l’esprit là maintenant ?

 

Fatigué (car il est tard après une journée de prises de notes, de divagations facebookiennes et d’une demi-heure de jogging).

 

De quoi parlera votre prochain roman ?

 

Probablement d’une autre obsession.

 

Philippe comme à chaque fois je suis ravie de vous interviewer, je vous pose une dernière question : quelle est votre définition du bonheur ?

 

Je pourrais paraphraser Houellebecq et dire « N’ayez pas peur du bonheur, il n’existe pas », mais cet auteur si décrié m’a paradoxalement appris une certaine forme d’optimiste lucide, ou pour le moins de détachement actif. Je dirais qu’il existe juste des moments de bonheur et d’harmonie et qu’il faut savoir les saisir avant qu’ils s’évaporent. Après il est trop tard.

 

Je vous laisse le mot de la fin Philippe Lafitte

 

Il sera fait d’un cocktail de deux locutions latines : Carpe diem & Memento mori. Bonne dégustation !

 

 

Merci beaucoup et belle continuation littéraire.

 

Merci pour vos questions originales, Stéfanie !

 

Crédit photo : © Céline Nieszawer

Partager: