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Rencontre avec Chirine Sheybani et une Inconnue

Vous êtes une auteure irano-valaisanne. Dans quelle mesure cette double culture, avec ses richesses et ses tensions possibles, nourrit-elle la thématique de l'identité et du secret qui est si présente dans vos premiers romans, et comment se reflète-t-elle, indirectement, dans la quête de soi de l'héroïne d'Inconnue ?

Vous avez raison. Dans mes premiers romans, j’ai beaucoup exploré cette thématique. Elle me fascine et m’habite. Je me demande si on ne passe pas justement une vie à comprendre vraiment qui nous sommes. Dans ce sens, mon dernier roman Inconnue explore une autre facette de cette quête : que se passe-t-il lorsque d’un seul coup notre identité – jusqu’à notre prénom – disparaît ? Avant de me mettre à écrire cette nouvelle histoire, j’étais obsédée (le mot est fort, mais osons) par ces idées : comment vivons-nous en ayant perdu notre identité ? Quelle est la sensation ? Que reste-t-il de nous ?

Alors je me suis plongée dans toutes ces questions et comme d’habitude, je me suis à la fois beaucoup documentée et mise à la place de mon héroïne. Ce que j’aime dans l’écriture, ce qui me plaît furieusement, c’est de mettre des mots, de les utiliser pour vous raconter au plus près.

Et maintenant que je vous réponds, je prends conscience encore d’une chose : vous retrouverez cette thématique dans mon prochain roman que je viens de terminer et qui s’appelle N’oublie pas d’où tu viens. L’histoire évidemment est très différente, c’est un long roman. Mais la quête est toujours là.

Votre écriture est souvent qualifiée de fragmentaire, saccadée, et vous utilisez peu la ponctuation de dialogue. Est-ce un choix stylistique conscient pour refléter l'urgence et la confusion intérieure de vos personnages, ou est-ce la seule façon pour vous de "faire se mêler ce qui est dit, ce qui est pensé, ce qui est murmuré" ?

Je suis fascinée par la polyphonie narrative, quand ce qui est dit se mêle à ce qui est pensé. Déjà pendant mes études de Lettres, j’avais adoré certains séminaires qui traitaient du « monologue de la vie intérieure » (je crois). Pour moi, cela avait ouvert des portes. Comment rendre compte de tout cela ? De cette richesse des mots qui nous habitent ? De ceux que nous formulons ? De ceux dont nous avons à peine conscience ? De ceux que nous tournons dix fois dans notre bouche avant d’oser les exprimer ? Les mots, c’est quelque chose.

Dans Inconnue, j’explore à nouveau cet exercice. J’ai aussi découvert le retrait à droite. Le monde de la création littéraire, pour rendre compte du réel ou pour – au contraire, mais c’est peut-être pareil, non ? – rendre l’imaginaire au plus proche du réel est fantastique. Ça me passionne et ce n’est jamais fini.

 Dans vos romans précédents, vous avez brillamment exploré la complexité de la maternité et les relations mère-fille, allant jusqu'à déconstruire le mythe de la maternité heureuse. Qu'est-ce que la littérature vous permet d'accepter ou de comprendre sur ces liens féminins puissants qui sont parfois sources d'émancipation et d'autres fois de chaînes invisibles ?

Merci !

La littérature est une façon vraiment très intéressante d’envisager plusieurs réalités, au point de les vivre. Alors oui, mes deux romans précédents m’ont permis d’aller « loin », j’ai exploré ces liens féminins lorsqu’ils ne fonctionnent pas. J’ai vraiment essayé d’être la plus authentique possible. En tant que lectrice assidue, je n’aime pas tomber sur des récits qui – justement – me semblent rapidement « impossibles » (dans le sens peu authentiques). Quand j’écris, j’ai besoin d’être au plus proche d’une réalité – fictive, oui, mais une réalité quand même !

Dans Inconnue, vous déplacez la thématique de l'identité vers l'amnésie, une perte d'identité radicale. Qu'est-ce qui vous intéressait dans le fait d'explorer la vie d'un être entièrement vierge de son passé, et dans quelle mesure l'amnésie est-elle, paradoxalement, une forme de libération offrant une chance de se réinventer ?

Comme je vous l’ai dit dans ma première réponse, l’amnésie me fascinait. C’est parti en fait d’un état dans lequel je me retrouvais parfois après avoir rêvé, avec la sensation du rêve mais plus son contenu. Je me suis dit « tiens, j’aurais bien envie d’inventer une héroïne qui a tout oublié et que se souvient par bribes, dans le désordre, petit à petit, de certaines choses ». Pour cela, j’ai beaucoup sollicité mon petit frère qui est neurologue aux HUG. Je lui ai posé des tas de questions – pour l’authenticité dont je vous parlais avant.

Bien sûr que pour mon héroïne en tout cas, c’est une forme de libération. Elle peut évidemment se réinventer puisque ce dont elle ne se souvient plus d’une certaine manière n’ « existe » plus non plus. Après, elle pourra même disposer de son amnésie. J’avais envie que mon héroïne bénéficie d’une impunité. Vous savez comme une sorte de pied de nez au monde : pour une fois, c’est une femme qui s’en sort sans payer. Mais je n’en dis pas plus !!

Inconnue est construit sur une polyphonie narrative pour assembler le puzzle de l'héroïne. Comment avez-vous géré ces fragments de mémoire et ces différentes voix pour maintenir le suspense et l'épaisseur psychologique sans perdre le lecteur dans la confusion du mystère ?

Ah, comment ! Eh bien, en travaillant. En ayant du plaisir à écrire. En m’imposant de la rigueur. En essayant d’être assez directe. Ce roman, je le voulais court et efficace. Je voulais aller à l’essentiel. Par exemple, dans le prochain, vous verrez, je vous raconte vraiment l’histoire de chacun des personnages. J’invente et j’invente et j’invente. Ici, l’idée c’était de vous proposer presqu’un tableau – fragmenté – à reconstituer. Une sorte de « À vous de jouer ! »

Et puis, pour parler concrètement, j’ai aussi fait un plan assez précis : une ligne du temps pour m’y retrouver, ne pas me tromper…ni perdre ma lectrice ou mon lecteur !

Que souhaitez-vous que le lecteur retienne, en particulier de l'expérience de lecture d'Inconnue, et quel est le rôle que vous attribuez à la littérature romande contemporaine ?

Alors je souhaite que la lectrice et le lecteur referment le livre en se disant « Ah ouais, pas mal quand même. J’ai passé un bon moment et c’était bien ficelé ! »

Pour ce qui est du rôle de la littérature romande contemporaine, j’ai presqu’envie de dire que nous incarnons une littérature qui ose sortir des sentiers battus, qui ose raconter des histoires d’une autre façon, explorer certaines idées qui semblent simplistes – finalement mon histoire n’est pas très rocambolesque – mais en leur donnant du corps et du volume. Une littérature qui ose ! Une belle littérature !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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